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LE MONDE ALICE
28 septembre 2007

Citrouille N°46 - mars 2007

A l’origine de cet article, il y a ce constat : la photo n’est pas, ou à peine, présente en littérature jeunesse. Et dans ce dossier, on ne pouvait pas laisser ce constat tel quel, sans le questionner.

Par Madeline Roth, librairie L'Eau Vive.

L'oeil de l'objectif

En cherchant bien, des livres de photo, on en trouve. Sauf que le plus souvent, la photo est utilisée dans des imagiers, pour représenter. Elle ne sert pas un récit. Laurence Perrigault, dans son article consacré au Petit Lion, remarque que « lorsqu’en 1947, Jacques Prévert et la photographe Ylla décident de réaliser ensemble Le Petit Lion, les livres de photographies destinés à la jeunesse restent une curiosité. La reconnaissance de la photographie comme un des beaux-arts devait par la suite favoriser les relations entre écrivains et photographes, sans toutefois faire totalement disparaître l’idée d’une image pauvre, la photographie continuant d’être assimilée à un document plutôt qu’à une œuvre d’art. Les images photographiques ont souffert de leur prétendue véracité, les dispositifs de production dont elles sont issues ayant souvent été occultés au profit de l’idée qu’elles seraient une émanation de la réalité, par nature peu propices à stimuler l’imaginaire des enfants. »*

Hormis quelques titres (dont Coeur de Pic, écrit par Lise Deharme avec des photographies de Claude Cahun, édité chez José Corti en 1937 et réédité chez MeMo en 2004), la photo n’arrive vraiment en jeunesse qu’avec des livres comme Bim le petit âne (Albert Lamorisse, Jacques Prévert, édité la première fois chez Hachette en 1952). Et jusqu’aux années 1990, elle est quasiment absente des fictions pour enfants, excepté dans la collection Monsieur chat de Grasset, où sera publié en 1983 le fameux album de Sarah Moon, Le petit chaperon rouge. La photo a donc ensuite investi les imagiers, ou les collections documentaires.

Peu à peu les albums de Tana Hoban sont édités par Kaléidoscope. Tout un monde, d'Antonin Louchard et Katy Couprie, mélange différentes techniques d'illustration dont la photographie. Rue du Monde a édité deux très beaux albums de photos, dont un abécédaire, avec le collectif de photographes Tendance Floue. Tourbillon a lancé il y a quelques années une collection d’imagiers qui puise dans les photos de l’agence Magnum; les 400 coups ont publié J’étais si timide que j’ai mordu la maîtresse. Plus récemment, on peut citer des ouvrages comme Photo, les contraires (Noël Bourcier, Seuil Jeunesse), ou Ouvre les yeux (Claire Dé, Panama). Passage Piétons a également commencé son aventure éditoriale avec quelques imagiers photos, construits comme des histoires. L’aventure se poursuit aujourd’hui avec la rédaction de la revue Utile. Christian Bruel, au temps du Sourire qui Mord, avait tenté l’aventure du photo-roman avec La mémoire des scorpions (1991) et Petites musiques de la nuit (1992). Lorsqu'on l'interroge sur la réception de ces albums à l'époque, il explique d'où est sans doute venue « la tentation d'intervenir sur les photos avec des éléments peints ou dessinés et/ou colorisés de façon non "naturelle", pour introduire du doute et en quelque sorte réinjecter du fictionnel dans ce type de visuel. » Selon lui : « dans toute photo, quel que soit son traitement ultérieur, du réel a été saisi par l'objectif. Alors qu'un dessin, une peinture, ne garantissent ni ne présupposent l'existence d'un référent dans la réalité. D'où une certaine difficulté à proposer un objet fictionnel accompagné d'un vecteur visuel qui rend compte, peu ou prou, d'une réalité antérieure. Ce que Barthes nommait, je crois, l’"être là" pour le dessin et l’"avoir été là" pour la photo. ». Il ajoute : « je pense que, dans le champ du livre jeunesse, d'une manière presque réflexe, la photographie est associée au documentaire plus qu'à la fiction. Cette rareté relative tient aussi aux informations "fortuites" supposées figurer sur une photographie quand l'artiste qui produit une image graphique choisit le moindre détail représenté, d'où les jeux de citations, allusions, informations cryptées, bref toute l'inter-iconicité dont nous régalent certains artistes, plus délicate à mettre en oeuvre dans une photographie vierge d'interventions ultérieures. Enfin, en des temps volontiers procéduriers, j'imagine que les éditeurs se gardent des problèmes de droits liés aux sites et aux personnes représentés (comédiens, nécessité d'obtenir l'accord du moindre passant, édifices à la reproduction onéreuse, paysages dont certains s'estiment propriétaires…) ».

Les éditions “Où Sont les Enfants ?” ont cependant décidé de se lancer dans l'aventure de la fiction par et avec la photographie, pour «inventer des livres imaginés autrement, des livres dont l'imagerie ne renierait pas cette intensité qu'un enfant croise partout ailleurs, dans une vie quotidienne déjà peuplée de trop d'images, pour lui indiquer qu'il y a encore des aventures à mener, des émerveillements à éprouver et des révoltes à vivre jusqu'au bout de l'enfance.». Tieri Briet, l'un des fondateurs de cette maison explique : «l’une des raisons de la quasi absence de la photo dans l'album jeunesse est sans doute ce préjugé d’éditeurs qui voudrait que la photo ne soit pas pour les enfants. Et ce préjugé est un aveuglement, une espèce d’idiotie partagée par beaucoup de gens. C’est une idée reçue battue en brèche par les usages. On participe régulièrement au projet "Des clics et des classes", qui a pour objectif de faire entrer la photo dans la culture scolaire, notamment en programmant des rencontres avec des photographes plasticiens ou en travaillant avec eux sur les photos de classe. Aujourd’hui les enfants sont photographes, ils ont une intelligence de l’oeil parce qu’ils pratiquent la photo numérique, par exemple, parce qu’ils ont des albums de famille. La presse jeunesse utilise beaucoup la photo. Françoise Dolto avait attaqué très fort, dans les années 80, l’album de Sarah Moon, Le petit chaperon rouge. Je crois que beaucoup de personnes ont perpétué cette idée que la photo noir et blanc n’était pas pour les enfants. On a cherché dans les archives de l’Ina, on a réécouté l’émission. En réalité Françoise Dolto attaque juste un travail qu’elle juge dangereux, vis-à-vis de ce que Sarah Moon veut dire sur l’inceste et la gestapo. Dans d’autres émissions, elle parlera en bien, et notamment à propos du travail de Tana Hoban. »

En plus du préjugé qui voudrait que la photo ne soit pas pour les enfants, il semblerait qu’il y ait aussi celui qui voudrait que la photo ne véhicule pas d’imaginaire, du moins pas autant que le dessin. Tieri Briet explique : « C’est la même forme de bêtise que de dire que seul le cinéma d’animation va toucher l’imagination des enfants et résonner dans leur imaginaire. Et des films comme Le cheval venu de la mer, ou Mondo et autres histoires ? Les enfants comprennent qu’on est dans un monde de fiction. Ce serait leur dire que le décor de la rue ne peut pas être le décor d’un conte. Or la réalité de leur espace social peut générer le récit d’un conte. Il faut montrer aux enfants que dans le monde dans lequel ils habitent il y a des histoires à inventer, à traverser. L’imaginaire permet tout le temps de bifurquer vers autre chose que le quotidien. La confusion à la base de toutes les incompréhensions vient du fait que le corps photographié est un corps réel donc qui n’est pas un personnage de fiction. Le travail qu’on mène suscite des oppositions récurrentes qui sont basées souvent sur une forme d’aveuglement. La photo n’est pas la réalité. C’est une idée pauvre de la photo. Est-ce qu’on est dans du documentaire ou dans de la fiction, dans la mise en scène d’une histoire ? Sarah Moon est dans la mise en scène. Dominique Darbois écrivait les histoires avant de partir en reportage. On n’est pas dans le documentaire. Mais dans l’invention d’un récit de vie. Elle jouait sur cette ambiguïté, en scénarisant ses histoires. »

« Des livres qui ne baissent pas les yeux », c’est la phrase au cœur du projet éditorial d’”Où Sont les Enfants ?” Serait-ce la photo qui permet cela ? C'est ce que laisse en tout cas penser Tieri Briet : « On veut faire des livres qui vont regarder vraiment ce que peuvent vivre les enfants aujourd’hui et le raconter aux intéressés. C’est l’idée que les regards d’enfants attrapent des choses que souvent les adultes ne voient plus. Les photographes savent faire ça : donner à voir des choses qui sont autour de nous tous les jours et qu’on ne voit plus. L’oeil de l'enfant, c’est un oeil vierge, capable de remarquer ce que l’habitude empêche de voir. C’est ce regard perçant qu’ont en commun les enfants et les photographes. Un enfant interroge ce qu’il voit alors que l’adulte interroge la réalité. Avec un regard usé. »

Propos recueillis par Madeline Roth,

Librairie L'Eau Vive.

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